VI
Quelque chose arracha Morane au sommeil. Un bruit ? Il prêta l’oreille, mais à bord du Mégophias tout était silence. Et Bob comprit soudain que ce qui l’avait réveillé c’était justement ce silence, car l’on n’entendait plus le ronronnement des machines. Le yacht devait donc avoir stoppé. Bob jeta un rapide coup d’œil à sa montre et constata qu’elle marquait une heure de la nuit. Doucement, il secoua le professeur Prost étendu à ses côtés dans un fauteuil. Le savant sursauta et porta la main à la carabine posée au travers de ses genoux, mais Morane le rassura.
— Ce n’est rien, professeur. Je voulais simplement vous dire que le yacht était arrêté.
Complètement réveillé à présent, le paléontologiste prêta l’oreille à son tour.
— Vous avez raison, dit-il au bout d’un moment, les moteurs ont stoppé.
— Une avarie quelconque ? Prost secoua la tête.
— Je ne le pense pas. Sans doute devons-nous toucher au but. Lensky m’a dit un jour que les abords de l’archipel étaient hérissés de récifs, Peut-être veut-il attendre le jour pour continuer à avancer sans trop de risques.
Morane demeura songeur. La proximité de la terre renouvelait son désir d’évasion.
— Si seulement nous pouvions nous tirer d’ici, dit-il. Cela faisait à présent près d’une demi-journée que les deux hommes se trouvaient prisonniers dans cette cabine, à se demander comment se terminerait l’aventure, et Morane commençait à se sentir dominé par un irrésistible besoin d’action.
— Peut-être dorment-ils tous, dit-il encore. Ce serait le moment de tenter une sortie.
Mais Frost se mit en devoir de tempérer son ardeur.
— Sans doute Lensky a-t-il placé une sentinelle derrière cette porte, fit-il. De toute façon, si nous réussissions à sortir d’ici, nous ne pourrions espérer reconquérir le yacht à nous seuls. Finalement, nous serions tués ou capturés. Non, mieux vaut attendre que le yacht ait atteint l’archipel lui-même, Alors, nous pourrons tenter de nous glisser à terre.
Bob ne répondit pas. Il savait que le professeur avait raison et qu’agir avec trop de précipitation pouvait conduire au désastre. Il décida donc de prendre son mal en patience et de tempérer un peu son ardeur combative, jusqu’au moment où viendrait l’heure de l’action. Alors, il montrerait à cet infâme pirate de Lensky que lui aussi savait frapper vite et durement.
•
Au-dehors, la nuit était d’un noir d’encre, et c’était à peine si les silhouettes de quelques icebergs parvenaient à s’imposer à travers les ténèbres. Seul, le bruit des vagues contre la coque du Mégophias troublait le silence nocturne.
Le pont du yacht était désert. Lensky, prévoyant sans doute de dures épreuves pour la journée du lendemain, avait permis à l’équipage de se reposer, et lui-même était allé s’étendre dans sa cabine. Les deux sentinelles postées devant la porte du professeur Frost suffisaient à l’assurer contre toute attaque venue de l’intérieur.
Pourtant, si Lensky avait pu jeter un regard sur l’océan, il eût été bien moins rassuré en apercevant la silhouette sombre de cette jonque, dont les voiles déployées faisaient penser à quelque gigantesque chauve-souris, qui s’approchait lentement du Mégophias. La coque et les voilures de l’étrange bâtiment devaient être peintes en noir, car c’était à peine si l’on pouvait en distinguer les formes dans les ténèbres ; en outre, aucune lumière ne brillait à bord. On eût dit un de ces vaisseaux fantômes qui, désemparés et abandonnés par leurs équipages, errent au gré des courants.
La jonque n’était cependant pas désemparée car, à l’abri du bordage, des hommes armés se trouvaient allongés, prêts à bondir, et un énorme Chinois tenait la barre, dirigeant son navire droit sur le Mégophias.
Le pilote chinois devait être fort habile, car il réussit à venir ranger la jonque le long du yacht immobile. Des défenses placées entre les deux bordages amortirent le choc ; des grappins furent lancés et les hommes étendus le long du bordage de la jonque bondirent sur le yacht. C’étaient des Asiatiques vêtus de casaques matelassées et coiffés de casquettes à rabats. La plupart d’entre eux étaient armés de mitraillettes et leurs bottes à semelles de feutre leur permettaient de se déplacer aussi silencieusement que des ombres. Sans prononcer une parole, ils gagnèrent les écoutilles et se répandirent à l’intérieur du vaisseau endormi.
•
Ce silence me porte sur les nerfs, professeur, fit Morane. À mon avis, il est trop total pour être honnête. Ou je me trompe fort, ou notre ami Lensky prépare quelque mauvais coup.
— J’en serais étonné, répondit le savant. Lensky nous a en son pouvoir et il sait que, bientôt, quand la faim et la soif auront raison de nous, il n’aura qu’à nous cueillir. Pourquoi alors se donnerait-il du mal pour nous capturer ?
Au fond de lui-même, Bob savait que le professeur Frost avait raison mais, malgré tous ses efforts, il ne parvenait pas à calmer son impatience et sa nervosité s’accroissait au fur et à mesure que les minutes s’écoulaient.
— Je vous affirme, professeur, que quelque chose de mauvais se prépare. Je sens le danger comme un sanglier sent les truffes.
Frost eut un geste apaisant.
— Gardez votre calme, mon ami. Cette longue attente est déprimante, je le sais, mais mieux vaut prendre notre mal en patience. Nous ferions mieux de dormir un peu pour économiser nos forces. La porte est solidement verrouillée et barricadée, tout comme les hublots, De toute façon, rien n’arrivera cette nuit.
Là-bas, dans les entrailles du yacht, comme pour démentir les paroles du paléontologiste, une série de détonations sèches et rapprochées l’une de l’autre retentit soudain. Morane et Prost sursautèrent.
— Des mitrailleuses ! s’exclama Bob. Qui donc ?
Mû par une sorte de réflexe, il bondit à travers la cabine, atteignit le commutateur et coupa le courant. L’obscurité se fit, totale.
À tâtons, Bob revint vers le bureau.
— Qu’est-ce que c’était à votre avis ? interrogea Frost. Lensky et sa bande de forbans s’entre-tueraient-ils ?
— Cela serait trop beau, murmura Morane. Non, professeur, comme l’affirme le proverbe, les loups ne se mangent pas entre eux.
Plus près, une nouvelle rafale de mitraillette déchira encore le silence, puis une autre, mais si proche cette fois qu’clic paraissait tirée derrière la porte de la cabine elle-même. Presque aussitôt, des voix retentirent, parlant une langue qui n’était ni de l’anglais, ni du français.
— On dirait du chinois, souffla Bob.
— C’est du chinois, en effet.
Dans la cabine voisine, il y eut un brusque remue-ménage, comme si plusieurs hommes tentaient d’entraîner un autre au-dehors. De nouvelles secondes s’écoulèrent, lourdes de menaces, puis l’on frappa violemment à la porte. La main de Morane se crispa sur le bras du professeur Frost.
— Ne répondez pas, murmura-t-il.
Au-dehors, quelqu’un fit jouer le bec-de-cane de la porte mais celle-ci, et pour cause, ne s’ouvrit pas. Quelqu’un cria alors, en chinois, des mots que Morane et Prost ne comprirent pas, puis des coups ébranlèrent à nouveau le battant.
Bob et le savant s’étaient accroupis derrière le bureau, carabine à la main et prêts à faire feu sur toute personne qui tenterait de pénétrer dans la cabine. Contre la porte, les coups redoublèrent de violence, puis ils se firent plus espacés, s’affaiblirent, pour cesser enfin.
Le silence était à présent revenu, total, mais Bob devinait que quelqu’un était là, derrière la porte, à épier. La main continuait à serrer le bras du professeur Frost, pour l’cm pêcher de prononcer la moindre parole capable de les trahir.
Au bout de quelques minutes, il y eut un glissement de pas feutrés qui alla en s’atténuant dans les profondeurs de la coursive, Ensuite, tout bruit cessa. Morane lâcha le bras de son compagnon, et celui-ci demanda, dans un souffle :
— Qu’est-ce que c’était ?
Dans les ténèbres, Morane secoua la tête.
— Je ne sais, dit-il. En tout cas, ce n’était pas Lensky, ni aucun membre de l’équipage. Le type parlait chinois.
— Toujours tapis derrière le bureau, carabine au poing, les deux hommes continuaient à prêter l’oreille. Mais dans le yacht, à présent, il n’y avait plus que le silence, comme tout à l’heure. Un silence qui, maintenant se trouvait chargé de la lourde menace de l’inconnu.